LE TEMPS DES MOUCHES

(d'après un conte de Claude Mathieu)

A la nuit sombre et enveloppante,

avec la touffeur de baishâkha *

qui s'était refermée sur lui,

succéda, par un soupirail unique,

une vaporeuse clarté...

Mohan fit un pauvre inventaire

à la première et vague lueur

d'un premier jour vaguant

dans les entrailles de la solitude :

un lit de planches vermoulues

et son miteux confort,

une cruche d'eau trouble

et deux semblables seaux,

l'un tenant lieu d'écuelle

et l'autre, inversement, de lieux !...

Nuits sans lune et jours sans soleil

fluèrent bientôt de la plaie

sinueuse et crevassée

d'une indistincte éternité,

fissure indélébile

inscrite dans cette seconde

et effusive peau de dix pieds sur six

plus étroite que la première !...

Après un temps indéterminé

dont la fuite cruelle

avait éteint tout feu dans son cœur,

Mohan, un matin sans promesse,

enfonça dans le bois tendre d'un pied

apparent du lit

l'ongle dur de son pouce.

Il lui fallait en cet instant

faire seulement quelque chose,

un geste qui put l'aider

à surmonter son inertie...

Ainsi commença-t-il

à marquer les jours d'une entaille,

inverse pendant

de la plaie temporelle ;

et puis, aiguillonné par ce trait

qui réveilla sa pensée

du néant pitoyable

où elle avait sombré,

pour relancer sa vigilance,

il releva de nouveau

les choses qui l'entouraient :

un lit, une couverture trouée,

une cruche et deux seaux...

Sa liste était-elle close ?

Il explora encore les recoins

les plus sombres de sa cellule...

Il savait qu'il existait,

selon la tradition du Sâmkhia,

des méthodes pour compiler le monde ;

oui, mais voilà ! il avait négligé

ses racines pour être de son siècle !

Il n'avait pas lu Vâchaspati ou Kapila,

mais Marx et Tolstoï !

C'est au cours de ce deuxième inventaire,

alors qu'il marquait une station prolongée

devant le soupirail étroit,

qu'il découvrit les mouches insensées,

les mouches disséminées

comme des petits points noirs,

joyeux et fous dans le faux jour ;

lorsque, sur cette toile vaporeuse,

elles cessèrent enfin d'être

une volatile abstraction,

dans son regard la proie

d'une folle araignée,

Mohan comprit qu'il n'était pas seul.

Il n'était plus seul dans sa prison.

Les mouches inaperçues,

ses commensales enjouées,

l'avaient accompagné

pendant ce temps de solitude

intarissable et stérile.

Il passa plusieurs jours,

plusieurs encoches d'affilée,

à les regarder jouer,

s'égailler dans l'ombre dense

et resurgir dans la pénombre !

Elles dansaient, virevoltant,

chacune selon un vol inégal,

tandis que l'essaim, dans son ensemble,

offrait une sensation

de joyeuse harmonie.

Leur hôte crut d'abord

qu'elles réunissaient

quelque ardeur tourbillonnante

et un don d'acrobate exceptionnel.

Plus d'une semaine s'écoula,

dix encoches se suivaient,

quand il s'aperçut soudain

que les mouches obstinées

vivaient dans un temps parallèle,

un temps différent du sien.

Vivement, mais sans violence,

il avait essayé en vain

d'en attraper une, vivante...

A peine sa puissante main

commençait-elle à fendre l'air

que la bayadère ailée

s'envolait vers un ciel plus tranquille !

Aérienne, elle avait eu le temps

de se lustrer les ailes, ou encore,

éléphantine, le loisir

d'aspirer avec sa trompe

un mets microscopique

avant de rentrer précipitamment

dans la ronde nuageuse.

Une seconde, telle que Mohan

en vit jaillir l'étincelle

à travers ce geste prompt,

équivalait pour une mouche

à une longue minute (...)

Au quarante-deuxième jour,

– la quarante-deuxième encoche

empreinte de sa pointe, –

un homme agité

visita le prisonnier

qui cessa tout à coup de s'ébattre

et s'assit sur son lit.

La voix nerveuse de l'homme

inquiéta Mohan

comme elle couvrit aussitôt

le bourdonnement allègre

auquel son cœur s'était uni

pour éclore dans l'ombre

avec l'aube ébruitée.

L'homme répéta ces mots

échappés d'un autre monde :

« inspection » et « grève de la faim ».

Devant le silence de sa proie

qu'il prit comme une réticence,

un repli ombrageux,

l'homme leva la main.

Soudain l'aile membraneuse de l'air

se figea, tout geste

apparut dans l'espace stationnaire,

ou, plus exactement,

les mouvements de l'homme, alanguis,

se déroulèrent dans un ralenti extrême...

Incessante pluie d'orage,

assourdissantes, ses vociférations

se transformèrent en une fine vibration

presque harmonieuse.

Une main, telle une étoile

aux branches atrophiées,

déclinait lentement...

Mohan venait d'entrer

dans le temps des mouches...



Photo de Sri Aurobindo prise lors de son incarcération à la prison d’Alipore. Source : Ashram Sri Aurobindo.
Photo de Sri Aurobindo prise lors de son incarcération à la prison d’Alipore. Source : Ashram Sri Aurobindo.

  

 

   * Premier mois du calendrier luni-solaire bengali correspondant à avril-mai... C'est au début du mois de mai 1907 que furent arrêtés à Calcutta, dans le cadre de « l'Affaire de la bombe d'Alipore », une trentaine de suspects, dont Aurobindo, alors chef de file de l'aile dure du Svadeshî (mouvement nationaliste de non-coopération avec le gouvernement britannique qui prit naissance au Bengale en 1905)... Et Mohan !   

Poème paru dans Infos Yoga n° 56, février / mars 2006