Délivrance de la Caille

Extrait

    (...) Attiré par le feu des lampes, un sphinx tête-de-mort rencontra l'obstacle de gaze, sur lequel, après un vain voletage, il finit par faire une station, sans lui-même arrêter le regard de la spectatrice attaché à l'orbe de lumière vagabond.

   Saillissant de la blancheur des murs, affleurant au plafond, six grands soupiraux cerclés de rosaces en fonte, peintes, telles des fleurs mellifères, de couleurs vives, et renfermant des diffuseurs de pollen et de nectar, exhalaient chaque matin, à l'époque de la miellée, des poussières et des odeurs affriolantes.

   Une horloge astrologique, accordée aux cycles saisonniers des abeilles, commandant aussi bien les diffuseurs que la température de la pièce, déclenchait une illumination matinale, plein spectre, de même intensité que celle du jour naissant au dehors.

    Le printemps venu, les butineuses, obéissant au signal des lampes matinières, empruntant l'affriandante voie des soupiraux, sortaient à l'air libre, dans le parc fourni d'une riche variété de plantes vernales et mellifères : amandiers, bourdaines, cerisiers, doronics, épines-vinettes, frênes à fleurs, giroflées, petites pervenches, phacélies à feuilles de tanaisie…

     Abriel, le père de Jean, suivant la volonté du comte qui l'avait favorisé de sa plus étroite confidence et, en mourant, de la possession du clos, continuait de pourvoir à l'entretien du parc et de l'incantathèque.

     Les ruches, sonorisées, résonnaient de l'incessante voix du maître, qui, nombreuse, sur un fond de bruissement d'ailes parfois ponctué de la stridulation des sphinx, emplissait la pièce d'un brouhaha lancinant. A leur pied, au bord des allées divisant la bibliothèque en autant de secteurs qu'il y a de continents, des jardinières, foisonnantes de morelles tubéreuses aux feuilles recéleuses de petits œufs vert d'eau, procuraient aux larves des papillons leur subsistance et un substrat pour leur mue.

    Bien que, dans la promiscuité des bacs, les chenilles eussent propension à s'entremanger, des papillons nouveau-nés s'exhumaient de leur hypogée en poussant leurs premiers cris. Certains, après séchage et vascularisation de leurs ailes, s'élançaient à l'assaut des ruches percées, tout exprès, de trous; d'autres, dispersés un peu partout dans la pièce, après qu'ils se furent essayés au vol, restaient prostrés. Ceux-là, Abriel, sans sonner à la grande porte, s'occupait de les sustenter, — passant directement du jardin dans le rucher par une poterne basse à voussure de granit.

    L'opération de nourrissage consistait à rassembler les papillons les plus languides puis à les installer devant une coupelle d'eau miellée, dans laquelle, avec un cure-dent, il s'agissait de dérouler et faire tremper leur trompe. Ainsi revigorés, la plupart de ces petits monstres, au dos sommé de leur sinistre emblème, ralliaient presque aussitôt la nuée des pilleurs.

    Outre l'appât du miel, une phéromone d'agrégation particulière liait, dès le premier abord, les jeunes assaillants à une ruche unique.

    Après sept années d'études qui filèrent comme un songe, le comte de Kergalou s'était réveillé un beau matin pourvu d'une molécule d'attraction mixte, flatteuse à l'odorat des deux sexes et spécifique à chacune des ruches, — et marqué dans le dos d'une tache sombre, étendue sur les omoplates, pareille au pavillon qu'arborent les papillons ! Ce signe alarmant reconnu pour être un mélanome, au lieu de mettre tout son art à se soigner, le savant comte, jouant de la parque, fit parler les atropos. Opérant sur des nanocylindres creux, enduits de cire, auxquels il rattacha un diaphragme et un burin microscopiques, il miniaturisa des phonographes.

    Mêlés au miel, ainsi ingurgités, beaucoup de nanotubes ressortaient par des voies naturelles, mais il suffisait que l'un d'eux se coinçât dans une trompe avide pour que le couinement du papillon se changeât en la voix psalmodique du comte. Alors, quittant les rayons de miel sous les traits menaçants des abeilles, le papillon bien repu lançait un cri d'intimidation. L'épipharynx du sphinx — petit clapet chitineux en forme de croissant — s'abaissait : la contraction des muscles dilatateurs du pharynx accroissait le volume de la cavité pharyngienne, incitant une chute de pression ; son épipharynx se relevait : la différence entre la pression atmosphérique et la pression intracavitaire, faisait remonter l'air, chargé d'ondes sonores, dans la trompe. Ce mouvement ascendant, avant que d'émouvoir, telle une lame d'harmonica, l'épipharynx, imprimait une rotation au nanocylindre que le stylet graveur griffait. Durant l'expiration, l'épypharynx maintenu redressé, le stylet, repassant sur le sillon fraîchement tracé dans la cire, éraillait la lecture.

    « Plus je pense, plus je pense », trompeta, derrière l'écran de gaze, le papillon valéryen.

 

    Aurore déposa sur la table de la cuisine ses gants, qu’elle voulait repriser, Le secret du Veda et le mince film poreux suintant la phéromone : le Sphinkol, ainsi nommé par le comte à la suite du Bombykol, — première phéromone animale que le biochimiste allemand Adolf Butenandt avait identifiée et isolée à partir d'un demi-million d'abdomens de vers à soie femelles !

 

   Trois fois par semaine, à la belle saison, Abriel — qui, cette nuit-là, avait manqué de peu Aurore dans l'incantathèque — allumait dans la pièce un projecteur braqué sur un grand drap blanc tendu verticalement, puis éteignait le plafonnier. Discriminant les papillons rapidement massés sur cette aire éclatante, il faisait passer dans un vase à large col ceux qui parlaient — puis, reprenant le chemin du lit par les allées sombres du parc, les rendait à la nuit.